Le café de la rue d'Orléans a changé de propriétaires. Avant, tout Dreux savait qu'il trouverait là les "copains du Front". Comme pour les deux clubs de karaté. On disait, en ville, qu'il y avait "le club des Arabes" et "le club des Blancs". "Le club des Blancs", jusque-là animé par des anciens de la CGT, s'était mis à parler "comme Le Pen", en moins de trois ans. Au lycée du centre-ville, des professeurs avaient voulu boycotter les commerçants sympathisants un peu trop avec l'extrême droite. Ils avaient dû abandonner, après avoir compris qu'il leur faudrait éviter le boulanger, le fromager, le marchand de journaux et l'épicier du coin.
Aujourd'hui, la petite communauté pakistanaise, sur les plateaux, a créé son club de cricket. Les panneaux devant la mairie affichent des candidats de toutes les origines aux municipales. Chaque matin, 3 800 Drouais prennent le train pour Paris sans craindre l'insécurité. Et pour la deuxième fois, le FN n'a pas réussi à présenter sa propre liste. Incapable de trouver les 39 noms nécessaires pour postuler dans la circonscription qui fut autrefois son fief. Sur la RN 12, à quelques mètres de l'endroit où les gendarmes ont l'habitude d'installer leur radar, il y a bien une grande affiche : "Marre d'être plumés ? Votez Front national." Mais la petite permanence du FN, au premier étage d'un immeuble du centre-ville, est le plus souvent désertée. Faute de moyens et de militants, tout a été centralisé à Chartres, l'autre grande ville de ce département d'Eure-et-Loir, les réunions d'organisation pour le collage de nuit, la galette des rois en janvier et les dîners-débats mensuels, dans un restaurant avec menu à 12 euros tout compris.
"Avant, on buvait le champagne presque à chaque élection. Ah les beaux scores !", rit encore Roger Biewesch, en montrant les photos où il trinque avec Jean-Pierre Stirbois, l'homme par qui le Front national est arrivé à Dreux, et Jean-Marie Le Pen. Vingt-cinq ans de militantisme, "que des bons souvenirs !". Les CRS débarquaient devant la mairie, avec les médias et les militants de gauche qui protestaient "non aux fachos !""Ça bagarrait un peu", sourit Roger. Puis"Jean-Pierre" s'est tué dans un accident de voiture et, sur les marchés, on a vu arriver"Marie-France". "La veuve Stirbois", disait-on en ville.
Elue députée en 1989, frôlant encore les 44 % huit ans plus tard, "Marie-France" se faisait un plaisir d'écorcher le nom du maire RPR de Dreux, Gérard Hamel, dans un lapsus volontaire : "Gérard Ahmed", et les copains du Front riaient. Personne ne savait comment contrer cette candidate qui caressait la joue des enfants et remontait gentiment le col des vieilles dames pour qu'elles ne prennent pas froid. "C'était notre star", disent encore aujourd'hui les militants du Front national.
Et puis, il y a dix ans, la droite et la gauche ont mis le paquet pour faire disparaître "la honte de Dreux". Le RPR qui avait fait une alliance avec le Front en 1983 l'a déclaré infréquentable six ans plus tard. La gauche s'est sabordée deux fois, préférant voter pour Gérard Hamel plutôt que de laisser passer le FN. L'Etat et la mairie ont fait le reste : renforcement des effectifs de police, vidéosurveillance, rondes dans les cages d'escalier, réhabilitation des quartiers pauvres et politique d'intégration. Il y a encore trois ans, la mairie a dû organiser des visites en car pour rassurer les cadres des entreprises qui refusaient de s'installer dans "la ville du Front".
Lorsque Marie-France Stirbois a quitté la région, en 2001, pour se faire élire à Nice, la petite troupe de ses fidèles a bien compris que c'était mauvais signe. Beaucoup ont arboré un morceau de crêpe noire quand elle a été terrassée par un cancer, le 17 avril 2006. Portant autant le deuil de leur héroïne que des grandes heures du FN à Dreux. Aux dernières élections, le parti d'extrême droite a été laminé, tout juste 10 % au premier tour de la présidentielle, en mai 2007.
Dans la petite salle où ils se retrouvent, à Lucé, à une quarantaine de kilomètres de Dreux, les militants du Front racontent timidement leur famille ébranlée. Ils se disent encore cent en Eure-et-Loir. Quinze à Dreux. Ce soir-là, une petite quarantaine d'entre eux se sont retrouvés pour soutenir les sept militants du FN qui figureront sur la liste "divers droite" pour la mairie de Lucé.
Il y a là Marie-Thérèse, "venue il y a quelques années", quand elle avait "quatre enfants au chômage" ; Emmanuelle, qui habite à trois pas, dans le quartier de Bruxelles, "où les jeunes dealent dans les cages d'escalier" ; Robert, qui répète en boucle "j'en ai marre ! Mais marre !" ; Gérard, agriculteur, qui vit dans un village mais dont les enfants vont "au collège pourri de la ville d'à côté, à cause de la carte scolaire". Et tout ce prolétariat des villes et bourgs de la Beauce, qui se sent pauvre, le samedi, dans les rayons des hypermarchés.
Ironie du hasard, la salle d'à côté a été réservée par l'UMP. Même heure. Même endroit. Même parking. Et juste une mince cloison pour séparer les deux réunions électorales. Philippe Loiseau, le patron de la fédération FN d'Eure-et-Loir, s'en inquiète aussitôt : "Va voir s'ils sont plus nombreux à côté." Aux dernières élections, n'est-ce pas la droite qui les a écrasés ?
"Sur les marchés, l'accueil avait pourtant été phénoménal, les gens étaient très réceptifs, assure Pascale, seulement Sarkozy a pris nos idées, et dans sa bouche, les gens ont trouvé ça mieux." Pascale est coiffeuse. Longs cheveux blonds, short, bottines noires et carte de militante depuis quinze ans. Les dimanches et lundis, quand le salon est fermé, elle part à la chasse au petit gibier et rentre pour regarder les chaînes parlementaires à la télé. Parfois, aussi, elle sort distribuer les tracts du parti dans les boîtes aux lettres et sur les marchés. Elle a sa technique lorsqu'on les lui refuse : "Un sourire et une réplique : allez, ça ne donne pas de boutons..." Mais elle en entend, entre les coupes et les teintures. "Les gens se sont libérés, dit-elle, et c'est fou ce qu'ils sont proches de nos idées, avec les entreprises qui partent et les jeunes qui n'ont pas de boulot." Depuis des mois, maintenant, elle voit ses clients qui pestent" contre le yacht de Sarkozy, Attali qui veut faire rentrer des millions d'immigrés, et les ministres de gauche au gouvernement. Ils ont le sentiment que tout le monde est allé à la gamelle."
Mais les cadres du Front sont bien conscients qu'il sera difficile de récupérer cette partie-là de l'électorat. En janvier, celui qui passait pour l'héritier de Marie-France Stirbois, Jacques Dautreme, a tenté une offre de services afin de rallier la liste du maire UMP. Refus ferme de Gérard Hamel, qui sollicite un troisième mandat. Alors Dautreme a jeté l'éponge, quitté le FN et laissé le parti sans leader à Dreux. "Ceux qui étaient partis vers Sarkozy, cette fois, vont s'abstenir", explique-t-il. Une semaine plus tôt, à Chartres, lors du premier tour de la législative partielle du 27 janvier, le candidat du Front national n'avait récolté que 4,2 % des voix. "C'est sûr, on va mettre quelques années à remonter la pente", reconnaît le patron de la fédération, Philippe Loiseau.
Dans le carré des derniers fidèles, personne n'a osé se dire ce qu'il avait voté au second tour de l'élection présidentielle. En petit comité, plusieurs ont bien reconnu qu'ils avaient eux aussi choisi "Sarko". "Mais les copains n'ont pas trop aimé, reconnaît Roger, alors on n'en parle pas. Il n'y a que les jeunes, pour dire les choses plus clairement."
"Le Pen était trop vieux, un Pétain bis, sourit Nicolas, 32 ans, professeur de mathématiques, alors j'ai voté Sarkozy dès le premier tour, parce qu'il parlait de la France, de ses valeurs chrétiennes et qu'il était contre l'entrée de la Turquie en Europe." Les plus aguerris ont d'ailleurs vite vu à quel point Nicolas Sarkozy était une menace. "Cela a commencé avec le Kärcher, souligne Mathieu Colombier, 27 ans, qui se présente aux cantonales sous l'étiquette FN. On a remarqué que les gens reprenaient l'expression. Même chez les jeunes, ça a changé. Avant, ils disaient "t'es facho, t'es pour Le Pen", maintenant, ils disent "t'es facho, t'es pour Sarko !""
Comment gérer le reflux potentiel des électeurs sarkozystes, si le FN n'a même pas de candidats à leur présenter ? A Dreux, le maire a vite fait ses calculs. L'extrême droite a encore un fonds de commerce, mais plus de leader : "Elle ne s'en relèvera pas, assure Gérard Hamel, 40 % de la population est d'origine immigrée, et est plus drouaise que moi qui ne suis pas né à Dreux. Personne ne veut voir à nouveau la ville divisée."
Rejeté peu à peu des agglomérations urbaines par une population à la fois moins pauvre et plus mixte, le FN n'espère plus ses scores d'antan ailleurs que dans les zones rurales. "Mais au niveau national, il n'y aura pas de transfert vers nous, prévient déjà le vice-président du Front national, Carl Lang. Lors des régionales de 2004, Chirac était discrédité, Raffarin à la ramasse, la gauche encore dans la panade et nous n'avons pas récupéré les déçus de l'UMP."
Dans le petit groupe de militants FN d'Eure-et-Loir, personne n'a encore évoqué ce qu'il fera au premier tour des municipales, entre l'abstention, le vote à droite, voire à l'extrême gauche - "parce que Besancenot, au moins, parle des pauvres". Mais au moment de se séparer, ils s'inquiètent : "Vous leur direz, hein, qu'on n'est pas morts..."
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