Même si l'ancien chef politique des Serbes de Bosnie Radovan Karadzic a annoncé qu'il le boycotterait, son procès s'ouvre ce lundi devant le Tribunal pénal international (TPI) pour l'ex-Yougoslavie. Analyse des enjeux de ce rendez-vous, quatorze ans après la fin de la guerre de Bosnie.
Le dossier d'accusation compte 1 million de pages, dont certaines semblent tirées de l'enfer. Il devrait falloir un an au bureau du procureur Serge Brammertz pour présenter, témoignage après témoignage, les éléments à charge pesant sur l'ancien chef politique des Serbes de Bosnie.
Radovan Karadzic est accusé d'être le "cerveau" du "nettoyage ethnique" contre les non-Serbes pendant la guerre de Bosnie (1992-1995), qui a fait 100 000 morts et 2,2 millions de déplacés. Il est tenu pour responsable du siège de 44 mois de Sarajevo, la capitale bosniaque, au cours duquel 10 000 personnes (dont 1500 enfants) ont été tuées, et du massacre de Srebrenica (est de la Bosnie) au cours duquel 8000 hommes musulmans, mineurs ou majeurs, ont été exécutés, en juillet 1995, quelques mois avant la fin de la guerre. Un massacre qualifié de "génocide" par la Cour internationale de justice, en 2007.
Chignon et barbe rasés, comme rajeuni de dix ans depuis son arrestation en 2008, Karadzic, lui, s'est déjà lancé dans une cascade de contre-accusations. A Belgrade, son frère, Luka, avertit: "Ce procès ne sera pas seulement celui de Karadzic. Radovan dira toute la vérité sur le comportement de la communauté internationale, avec les détails: comment la guerre en Bosnie a commencé, ce qui s'est réellement passé à Srebrenica..." De quoi susciter l'embarras.
Karadzic accuse d'abord plusieurs Etats, dont la France, d'avoir utilisé la force des Nations unies pour armer les forces bosniaques, en violation de l'embargo décidé par le Conseil de sécurité de l'ONU. Fera-t-il aussi des confidences sur la manière dont il a miraculeusement échappé aux Occidentaux, pendant sa longue cavale? Ou sur son mentor Slobodan Milosevic, le président serbe, que la mort a sauvé de la condamnation? Leurs relations s'étaient refroidies lorsqu'en août 1994, Milosevic avait voulu signer un plan de paix occidental dans l'espoir de lever les sanctions internationales contre la Serbie. Karadzic, qui réclamait alors les deux tiers de la Bosnie, refusa le plan: le projet d'accord ne lui en donnait que la moitié... Et Milosevic rompit avec Pale.
Et sur Srebrenica, que pourrait lâcher Karadzic? Srebrenica, dont la zone était protégée par l'ONU... Un bataillon de casques bleus néerlandais qui avait laissé les milices serbes séparer les hommes des femmes... Srebrenica: le remords au coeur de la bonne conscience internationale, le syndrome munichois pour l'ex-Yougoslavie.
Que savaient les Occidentaux sur Srebrenica?
Dans L'Express du 6 septembre 2007, Florence Hartmann, porte-parole et conseillère du procureur du TPIY de 2000 à 2006, et auteur de Paix et châtiment. Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales (Flammarion), affirmait, sans détour, en étayant ses propos dans son livre: "Les Américains et les Européens, forts des informations en leur possession, savaient que Srebrenica tomberait et ils n'ont rien fait pour l'empêcher, au prétexte que les Serbes avaient fait de la prise de ce territoire une condition à la signature d'un accord de paix".
Elle ajoutait: "Même s'ils le nient, ils [les Occidentaux] savaient qu'une opération militaire était prévue et aboutirait à la chute de Srebrenica. Mais ce déni leur permet de ne pas répondre à la question [...] En réalité, parce que les Occidentaux savaient que le réduit musulman allait tomber, ils auraient dû prendre toutes les mesures préalables afin de s'assurer qu'il n'y aurait pas de massacre. Or ils n'ont rien fait, alors même que l'ONU s'était engagée à défendre ces populations. Et, dans les accords de paix qui ont suivi, l'enclave a été attribuée aux Serbes. 8 000 personnes manquent à l'appel. Là est le problème. Comment justifier devant les opinions publiques que la paix s'est faite au sacrifice de tant de vies? Il ne fallait pas découvrir dans quelles conditions les Occidentaux ont abandonné Srebrenica".
Pendant ce terrible été 1995, il y a, rappelle-t-elle encore, des écoutes, faites dans la zone, par les Américains, les Français... Des écoutes que réclamera ensuite Carla Del Ponte. En vain. "C'est un Etat issu de l'ex-Yougoslavie qui fournira une partie des écoutes au TPIY".
Srebrenica, pour laquelle Karadzic promettait « un bain de sang » dès le 20 juillet 1993, lors d'une session de l'Assemblée des Serbes de Bosnie. Il n'avait pas non plus fait mystère, quelques mois avant le début de la guerre, de ses intentions. Ainsi, le 12 octobre 1991, dans une conversation téléphonique avec ses proches collaborateurs, il dit : « Ils [les dirigeants bosniaques musulmans] ne comprennent pas qu'il y aura un bain de sang et que les Musulmans seront exterminés [...] Ils vont disparaître de la face de la Terre s'ils insistent [à demander l'indépendance après l'éclatement de la Yougoslavie plutôt que d'accepter le rattachement de la Bosnie-Herzégovine à la Serbie, comme le veut Karadzic]". Et le 15 octobre, lors de son célèbre discours devant le Parlement de Bosnie, Karadzic menace publiquement les Musulmans de disparition.
Episodes potentiellement gênants pour la France: des interceptations téléphoniques d'avant le conflit, écrit Hartmann, "évoquent des contacts réguliers avec un Francuz (Français), "un émissaire de Mitterrand" dont ils ne prononcent jamais le nom et qui venait s'enquérir de la situation et des intentions serbes auprès de Karadzic à Sarajevo et de Milosevic à Belgrade. Ils parlent de cet émissaire, dont le nom ne fut jamais livré par la France, avec beaucoup de déférence, un homme qu'ils croient pouvoir rallier à leur cause. Paris savait que les nationalistes serbes envisageaient de dépecer dans le sang la Bosnie", conclut-elle.
Un deal avec la France?
Autre question: la France n'a jamais levé le doute sur les circonstances de la libération, le 12 décembre 1995, deux jours avant la signature des accords de Dayton, de ses deux pilotes dont le Mirage avait été abattu par les Serbes de Bosnie, le 30 août. Le journaliste Milos Vasic, de l'hebdomadaire serbe Vreme, rappelle ainsi que "Daniel Schiffer, le contact français de Karadzic, envoya à Paris un message sans équivoque: "Si vous voulez que les otages soient libérés, il faut que l'Occident accepte de rayer Karadzic et Mladic de la liste des criminels de guerre" ".
Une conversation téléphonique du 10 décembre 1995, entre Zoran Lilic, le président de la fédération serbo-monténégrine, et Momcilo Perisic, le chef d'état major de l'Armée de Yougoslavie, s'avère troublante. Perisic évoque l'acte d'accusation du TPIY contre Mladic:
"Ce qui est essentiel, pour [Mladic], c'est que [le Tribunal] retire ça de ses épaules, tu vois?"
Lilic: "Très bien, tout le monde le lui a promis, bordel."
Perisic: "S'ils abandonnent les charges que le Tribunal porte contre lui, il n'y a pas de problème. Il est prêt à résoudre le problème immédiatement."
Lilic: "Ta parole et la mienne ne sont pas suffisantes? Et celles de Chirac et de Slobodan?"
Le 25 juin 2003, la procureur du TPIY Carla Del Ponte pose la question à Chirac, à l'Elysée. "Absolument pas", répond-il. Elle écrit, dans ses Mémoires qui viennent de sortir: "Il reconnut avoir abordé avec Milosevic la question de la libération des pilotes. Mais il nia avoir conclu le moindre accord, et moins encore avoir négocié un accord qui aurait assuré à Mladic, l'homme soupçonné d'avoir massacré 8000 hommes et garçons prisonniers à Srebrenica, de ne jamais avoir à répondre de ses crimes devant la justice".
Un autre avec les Etats-Unis?
Et puis, il y a cet autre secret de Polichinelle, que martèlera Karadzic: il affirme avoir passé, en 1996, un "deal" avec le négociateur américain Richard Holbrooke, le protégeant de toute poursuite devant le TPIY. A l'été 1996, une réunion a bien lieu entre Holbrooke et le président serbe Milosevic à Belgrade, avec la participation de Jovica Stanisic, l'ex chef des services de sécurité de Milosevic (jugé en ce moment à La Haye). Les discussions durent plus de dix heures. Ils sont en contact téléphonique avec Karadzic à Pale. Milosevic, en tant que garant et signataire des accords de Dayton, est chargé de convaincre Karadzic de renoncer à ses fonctions.
Résultat: "En échange de son retrait de la vie publique et politique de la Republika Srpska, Karadzic a bien obtenu une promesse verbale, un arrangement du genre: tant que tu respectes ton engagement, on fera en sorte que tu ne sois pas arrêté et extradé à La Haye", explique le journaliste Milos Vasic.
"On n'a aucune preuve écrite de cet accord et il n'y en a certainement pas, commente un agent occidental. Holbrooke n'est pas fou. Mais qu'il y ait eu un "gentleman's agreement" est probable... Après les accords de Dayton, en novembre 1995, qui ont mis fin à la guerre, l'heure était venue de donner à la Bosnie les attributs d'un Etat viable. Et pour ça, l'urgence était de sortir Karadzic, et sa capacité de nuisance, du jeu politique du nouveau pays".
Le 18 juillet 1996, Holbrooke - aujourd'hui envoyé spécial du président Barack Obama pour l'Afghanistan et le Pakistan - avait bel et bien annoncé publiquement à Belgrade avoir conclu un accord, signé par Karadzic, sur le retrait du leader serbe de la vie politique. Mais il a toujours nié l'existence d'un marchandage. Le fait est que Karadzic était inculpé pour génocide depuis le 24 juillet 1995 par le TPIY. Et qu'il n'a été arrêté qu'en juillet 2008.
Dans ses Mémoires, Carla Del Ponte accuse elle-même les grandes puissances d'avoir fait capoter des tentatives d'arrestation: "Je n'aurais pas dû être si naïve", dit-elle à propos des promesses du directeur de la CIA, Georges Tenet, lui assurant que Karadzic était sa "priorité numéro un".
Citant une étude de l'historien américain Charles Ingrao, le New York Times a évoqué, le 22 mars 2009, de nouveaux témoignages faisant état de soupçons sur la mauvaise volonté de l'OTAN à arrêter Karadzic. Des diplomates américains affirment que Holbrooke lui avait promis une forme d'immunité, de vive voix. Le journal cite l'un d'eux, selon lequel Holbrooke aurait dit, en 2000: "Ce salopard de Karadzic, j'ai passé un accord avec lui [ ...] Il a rompu cet accord, nous allons le traquer".
Karadzic cherche donc aujourd'hui à prouver l'existence de cet accord. Néanmoins, le TPIY a confirmé qu'un éventuel accord d'immunité n'engageait pas le tribunal... Début du procès ce lundi.
lexpress.fr